Plus d’un mois après les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, il semble qu’il paraisse de plus en plus suspect d’afficher « Je suis Charlie ». Il faut dire que la marche qui a suivi, si elle était belle, pouvait cependant prêter à confusion: tant d’individus peu recommandables s’y affichaient. C’est vrai. Mais, surgi immédiatement, dans les toutes premières heures qui ont suivi le massacre, ce cri de ralliement a été adopté tout de suite : comment lui reprocher de ne pas prendre en compte « en toutes lettres » les autres morts ? Et puis, il paraîtrait que Charlie (Hebdo) n’était pas une publication fréquentable et que, d’une certaine façon, ses journalistes l’avaient bien cherché. Qu’il serait tout à fait déplacé, en tout cas, de se revendiquer d’une quelconque façon de ces mécréants grossiers, machistes et « gauchistes » qui avaient en outre des problèmes de virilité, à ce qu’il paraît. À ce propos, un récent article de Madame Figaro — » Quand les religions se mêlent de politique, ce sont les femmes qui trinquent » — reprend les propos de la sociologue Jacqueline Heinen, très durs vis à vis de toutes les religions quant à la place des femmes dans la société et qui justifieraient, si besoin en était, l’athéisme militant de Charlie Hebdo. Fin de la parenthèse… Tout cela serait juste grotesque si ce n’avait été aussi dramatique. Ces quelques mots pour dire simplement que Cuit-Cuit ne renie rien, même s’il se passe quelquefois pas mal de temps entre deux billets… Mais vous étiez prévenus !
J’écrivais ces lignes avant la nouvelle tuerie, de Copenhague cette fois, (et toutes les autres, ici ou là, en Afrique en particulier) : plus que jamais il semble important d’affirmer notre attachement à ces idées essentielles que sont liberté de pensée et d’expression, et laïcité. Pour tenter d’y voir clair, il n’est pas inutile de savoir de quoi l’on parle: je suis donc allé fouiller dans Internet pour trouver de l’information sur la laïcité et, en particulier, sur la fameuse loi du 9 décembre 1905 qui pose les principes de celle-ci et en organise le cadre. Par ailleurs, ma recherche m’a conduit également à un dossier publié par la Documentation française lors du 100ème anniversaire de la fameuse loi (le lien renvoie à la page de présentation du dossier qui, elle-même, renvoie à plusieurs sous-dossiers), plus différents articles qui parlent de cacherout, de halal, de laïcité et autres sujets connexes.
Le nouveau mot d’ordre de Cuit-Cuit est donc devenu « Je cuis Charlie » [courtesy Guillaume B.], non pas que Cuit-Cuit ait décidé de se livrer d’une quelconque façon au cannibalisme, mais, au contraire, de chercher comment pouvoir continuer de manger « ensemble » (ou de pouvoir le faire à nouveau). Donc, de cuisiner (dans l’esprit) Charlie… Un très bon article de Mediapart, par Charles Conte, rédacteur en chef de son département Laïcité, et Michel Le Jeune, chargé de mission à la Ligue de l’enseignement pour ces questions de restauration, dresse un état des lieux précis et relativement exhaustif pour sa taille: « Quand les religions s’invitent à table ». Les informations indispensables s’y trouvent: je ne peux que recommander de s’y reporter.
Comme je le disais dans le billet précédent sur ce sujet, la cuisine qui, comme on le sait, est à la mode et a, d’habitude, le pouvoir de rassembler, semble aujourd’hui utilisée pour diviser, soit à l’encontre des pratiquants d’une religion, ou, au contraire, par ceux-ci, pour se démarquer et constituer un entre-soi. Ce qui, quant à ce dernier point, était sa fonction première, mais aujourd’hui la pratique semble quelque peu dévoyée, prenant un caractère fondamentaliste. Pourtant Le Coran proclame à propos de l’alimentation :
« Il vous est permis aujourd’hui les nourritures purifiées [c'est à dire halal]. La nourriture de ceux qui ont reçu le Livre vous est permise autant que la vôtre leur est permise [souligné par moi]. Il vous est permis d’épouser les femmes vertueuses parmi les croyantes, de même que les femmes vertueuses de ceux qui ont reçu le Livre avant vous. »
[Le Coran, sourate V, verset 7, traduit de l’arabe par Malek Chebel, Fayard, 2009]
La Torah, à première vue, semble moins tolérante et la cacheroute est un ensemble de prescriptions strictes et minutieuses. Dans un livre paru il y a deux ans, La République et le cochon [Seuil, 2013], cependant, Pierre Birnbaum, sociologue et historien de la communauté juive en France, rapporte les discussions qui ont eu lieu au sein de celle-ci depuis la Révolution française, alors que l’assimilation était désormais acquise (en principe), et évoque les choix faits par certains de ses membres pour intégrer une nation laïque, abandonnant certaines prescriptions alimentaires ou ne les conservant que pour la sphère privée. De toute évidence, pour une religion comme pour l’autre, tout est affaire d’interprétation, ce qui rend les choses tout à la fois plus simples et plus compliquées. Il se trouve, en effet, toujours une autorité pour contredire l’autre… D’autre part, le christianisme n’ayant plus de restrictions alimentaires, les fidèles juifs ou musulmans, ont l’impression en se soumettant à la loi laïque, de lui faire allégeance.
De son côté, la loi de 1905 n’est pas forcément ce que l’on croit bien souvent: si elle a été conçue pour que la religion, quelle qu’elle soit, ne s’immisce plus dans les affaires publiques, elle garantit en contrepartie la stricte égalité des croyances (ou de la non-croyance) et le libre exercice de celles-ci tant qu’elles ne viennent pas contredire, dans la sphère publique, celle du voisin, autorisant par exemple processions ou sonneries de cloches. Dans le dossier du 100ème anniversaire, j’ai trouvé ces précisions faites par un juriste :
«Notre droit public des cultes, dans la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, ne distingue pas entre les religions suivant leur importance, leur ancienneté, leur contenu de dogmes ou d’observances. Pas davantage notre droit privé du fait religieux n’a à distinguer entre elles: il doit enregistrer la présence d’une religion dès qu’il constate qu’à l’élément subjectif qu’est la foi se réunit l’élément objectif d’une communauté, si petite soit-elle. Formuler des distinguos reviendrait à instaurer parmi nous – quoique avec d’autres conséquences – la hiérarchie du XIXe siècle entre cultes reconnus et non reconnus… Cette égalité d’honneurs, toutefois, doit avoir sa contrepartie dans une égale soumission au droit commun ».
[Jean Carbonnier, professeur de droit privé (✝ 2003), cité dans Doc. Franc., « Un principe républicain »]
Plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui pour réclamer que l’on s’intéresse un peu plus à la troisième « vertu » de la devise républicaine, la fraternité. C’est le cas du philosophe Abdennour Bidar, avec son Plaidoyer pour la fraternité [Albin Michel], ou du cinéaste-écrivain-slammeur Abd Al-Malik qui vient lui aussi de publier un ouvrage post-11 janvier, Place de la République, sous-titré « Pour une spiritualité laïque » [Indigènes Editions]. La table semble être le lieu même, au moins l’un, où peut se développer cette fraternité. Dans de prochains billets des voix autorisées, celles de personnes qui ont pu mettre en pratique ces principes, nous expliqueront les démarches qui ont pu être les leurs dans leur profession ou dans la vie associative. Déjà je peux annoncer un entretien (qui n’aura pas la forme d’un entretien) avec Dominique Valladier qui, au Lycée de l’Empéri, à Salon-de-Provence, a « révolutionné » la restauration scolaire, et un autre avec Christian Coulon anthropologue spécialiste de l’Afrique du Nord et de l’Ouest, auteur d’un La table de Montaigne [Arléa, 2009] et animateur pendant plusieurs années, dans la banlieue bordelaise, d’ateliers de quartier consacrés à la cuisine. Et puis d’autres, j’espère…