Une grande claque…

mardi oct. 28, 2014

 

Récemment j’ai eu à travailler avec une équipe de télévision japonaise qui préparait le tournage de deux films sur Pierre Gagnaire. N’ayant pas eu l’occasion de retourner chez lui depuis assez longtemps (plus d’un an), il m’a semblé nécessaire d’aller « faire le point » afin d’éviter de dire des bêtises. En effet, depuis ma première rencontre avec ce chef — vingt ans — j’ai connu, me semble-t-il, quatre périodes dans sa cuisine ou, tout au moins, quatre manières différentes de la présenter. La verticalité des débuts s’est peu à peu combinée avec cette construction satellitaire si caractéristique, avant que cette dernière ne s’impose, à la carte au moins et, dans une moindre mesure, dans les menus. Jusqu’à quand ? Toujours est-il que ma visite avait pour but d’explorer cette construction ou, pour être plus précis, de vérifier qu’elle était toujours au cœur de la cuisine de Gagnaire. D’emblée, j’ai été rassuré : la carte me donnait la preuve que tel était bien encore le cas. Pour tout dire, la preuve m’en a été administrée sous la forme d’une grande claque… mais, qu’on se rassure ! comme on aimerait en recevoir plus souvent. En tout cas, celle-ci m’a éclairci les idées et certains traits me sont apparus, que je n’avais jamais décelés auparavant — et pourtant ils étaient déjà là. De comprendre tout à coup cet aspect de son travail a d’ailleurs été l’occasion d’une sorte de révision générale : exploration des anciennes cartes, consultation des archives de Miam-Miam m’ont permis de constater que ces caractéristiques étaient présentes depuis longtemps mais que, tout simplement, j’étais passé à côté jusque là. Cette cuisine semble devoir toujours vous réserver des surprises… Bien sûr, malgré le souhait que j’avais exprimé de me concentrer sur un seul plat, il est vite devenu clair que le repas ne se réduirait pas à celui-ci, mais qu’il serait précédé d’amuse-bouche (je déteste toujours autant ce mot) et suivi du « grand dessert ». Le choix du plat était laissé au chef et nous ne les avons découverts, mon convive et moi, que lorsqu’ils nous ont été servis (chacun le sien).

Un repas de Gagnaire n’est pas fait, en général, pour que l’on se rappelle tout dans le détail. Celui-ci n’a pas failli à la tradition: je ne me souviens plus que du premier et du dernier des amuse-bouche (décidément ce mot ne correspond à rien, en particulier chez Gagnaire : hors d’œuvre conviendrait mieux, tant à cause de la générosité avec laquelle ils sont servis que de la place qui leur est attribuée). De la suite de six ou sept petits plats qui nous ont été proposés, seuls sont restés dans ma mémoire un tartare de couteaux et d’épinards, couronné de granité de pomme verte, qui débutait la série, et la soupe de poulpe aux cocos qui la concluait. Mais d’une certaine façon, ils constituent une parfaite illustration d’un des traits qui m’ont frappé lors de ce repas. Un disque d’un vert profond, d’une épaisseur d’un bon centimètre et d’un diamètre de six à huit — le premier chiffre, dans mon souvenir, est trop faible ; le second, aujourd’hui, me semble exagéré… mais on ne peut pas toujours se balader avec son mètre dans sa poche —, occupe le fond d’une soucoupe. Un serveur vient poser sur le dessus une petite quenelle d’un vert tendre et acidulé. La première bouchée vous transporte à la Pointe du Raz, ou sur la Côte sauvage de Quiberon, un jour de grande marée : une sorte de grande bouffée d’embruns — l’épinard, par son amertume, et la pomme verte, son acidité, apportant à la saveur saline du coquillage une énergie inhabituelle, comme le vent qui amplifie la présence marine. Les couteaux sont coupés en tronçons d’environ un centimètre et se dissimulent complètement dans les feuilles d’épinard, juste blanchies, semble-t-il, et hachées gros. Il y a un assaisonnement, c’est sûr, mais on l’oublie, mis à part le granité fondant qui s’insinue dans le mélange et apporte sa fraîcheur et sa vivacité. L’élasticité du coquillage est encore présente, mais atténuée par le fait qu’il soit coupé en morceaux assez petits, l’épinard venant encore brouiller la perception : on est tout entier assailli par cette impression marine. Ça démarre donc très fort… Pour le coup la suite, jusqu’à la soupe finale, mériterait presque le nom d’amuse-bouche, se laissant manger avec distraction et permettant de reprendre son souffle, de relancer la conversation. Puis vient le tour de la soupe. Elle attend dans une sorte de tasse couverte assez haute. Lorsqu’on soulève le couvercle, on retrouve un peu des parfums d’embruns du début, mais comme assourdis. En mineur. Pour rester dans l’image de la balade au bord de la mer, il s’agit plutôt alors du retour à la maison, lorsque les vêtements tout imprégnés d’odeurs marines restituent un peu des impressions ressenties à l’extérieur. Cette soupe a quelque chose de rustique et de voluptueux, de réconfortant. En la goûtant, il est devenu clair dans mon esprit que Gagnaire s’attache toujours à offrir ces moments de détente. Il me l’avait d’ailleurs dit lorsque nous travaillions ensemble à Sucré/Salé et l’expression « calmer le jeu » est revenue alors souvent dans sa bouche. Après nous avoir déconcerté, il nous procure ainsi l’occasion de retrouver la terre ferme en quelque sorte et si cette soupe est tout à fait originale (le poulpe est rarement cuisiné de cette façon et l’association avec les haricots n’est pas traditionnelle), elle a cependant un aspect familier et rassurant : maintenant, la véritable aventure peut commencer. Read the rest of this entry »