Dernier billet envoyé de Singapour… La semaine dernière, j’ai eu la chance de goûter à une interprétation familiale de la cuisine peranakan, mais avant d’aborder en détail ce repas, il me semble nécessaire maintenant d’en dire un peu plus sur ces fameux “Baba-nonya”, c’est un de leurs autres noms, et en quoi leur culture peut nous toucher, nous, occidentaux. C’est en fait une longue histoire puisque, nonya, mot qui désigne la femme, en tant que maîtresse du foyer, est une altération du portugais donha, héritage remontant au début du XVIe siècle, alors que baba est ici le mot chinois qui désigne l’homme. Longtemps, et encore aujourd’hui, cette région des Détroits a revêtu une importance capitale pour le commerce maritime entre l’Est et l’Ouest et les rythmes imposés par la mousson obligeaient à de longs séjours, favorisant ces mariages intercommunautaires. D’une manière très générale, et comme dans beaucoup de civilisations traditionnelles, la femme est en charge du domestique alors que l’homme incarne davantage le social et le paraître: rien d’étonnant donc à ce que la cuisine soit fortement inspirée des habitudes locales alors que le mobilier, élément du paraître, le sera, lui, plutôt de la Chine. Mais rien n’est aussi tranché bien sûr. Le mieux est peut-être de consulter le dossier de présentation de l’exposition “Baba Bling” du Musée du Quai Branly, très bien fait, ou pour ceux qui aiment les images de parcourir sur le site Terragaleria du photographe franco-vietnamien QT Luong, son album consacré à quelques maisons peranakan de Penang, autre haut lieu de cette culture. Au cours du XIXe siècle et jusqu’à la Première Guerre mondiale, période qui a été celle du plus grand épanouissement de la culture peranakan, les échanges se sont multipliés avec l’Occident, les Anglais en particulier, mais aussi les Hollandais en Indonésie, et même les Français. Visiter, à Singapour, le Musée Peranakan ou The Intan, cette collection privée dont j’ai déjà parlé, c’est plonger dans l’exact symétrique de la fascination de l’Occident pour l’Extrême Orient qu’incarnent japonisme et goût des chinoiseries. A titre plus personnel, ce qui m’a touché, c’est le témoignage d’une curiosité et d’une ouverture à l’autre: sous des apparences qui peuvent paraître très “chinoises” c’est tout d’un coup découvrir ces multiples croisements d’influences. On en a un témoignage intéressant avec le récit du voyage à Paris fait par le marchand Tan Hoe Lo de Batavia (aujourd’hui, Jakarta) pour l’exposition universelle de 1889… Et je ne saurais trop vous conseiller de regarder dans le détail la photo ci-dessous faisant découvrir en partie l’intérieur de The Intan, et pouvant être considérablement agrandie (il suffit de cliquer dessus): vous y découvrirez des merveilles…
The Intan / Vue d'ensemble (Courtesy The Intan)
Pour en revenir à ce dîner, il m’a permis de goûter à quelques unes des spécialités de cette cuisine, dont le réputé “Buah Keluak” déjà évoqué dans le premier épisode, mais alors en version “restaurant”. Il s’agissait, cette fois, de la manière traditionnelle de préparer ce plat, qu’on imagine mal, en effet, servi dans un établissement qui se veut moderne et un peu chic, sa dégustation ravalant celle de crustacés au rang d’amusette insignifiante. On s’en met plein les doigts, mais ça en vaut la peine. Petit rappel: le “Buah Keluak”est ce plat à base de black nuts, les fruits de l’hydnocarpus polyandra, autrement dit pangium adule, toxiques à l’état naturel. Si vous cliquez sur l’image ci-jointe et l’agrandissez, vous verrez sur chacune des “noix”, qui ont la taille d’une grosse palourde, comme une sorte de bouche, ou d’opercule allongé.
black nuts (détail)
Cette zone de l’enveloppe va être retirée à la moitié des noix (il faut en compter une douzaine par personne) pour permettre de les vider. Les enveloppes seront conservées pour être farcies ultérieurement. Pour l’autre moitié, il est inutile de se donner ce mal: il suffit de les casser pour récupérer la chair. Pour perdre leur toxicité, les noix doivent être mises à tremper et lavées quotidiennement pendant cinq jours… Avec leur enveloppe, ou leur chair seulement? Je n’ai pas demandé… Ensuite la pulpe est pilée au mortier pour en faire une pâte que l’on assaisonne d’un mélange d’épices (qui n’a rien de brûlant). On en farcit les enveloppes réservées et le restant servira à lier une sorte de curry de poulet — j’utilise ce terme à cause de la consistance et de la texture — auquel sont ajoutées les noix farcies qui cuisent avec le tout. Pour pouvoir goûter à leur contenu il faut donc récupérer celles-ci dans la sauce: on s’en met plein les doigts, mais cela en vaut la peine. Bien sûr, question goût, cela ne ressemble à rien de connu: difficile donc de le définir. C’est en même temps doux et subtilement amer, avec une pointe d’acidité du type tamarin. Est-ce que je fais de l’auto-suggestion, parce que cette pâte ressemble à celle de celui-ci? Je ne peux le dire. Et, bien entendu, il doit y avoir des tas de différences locales, et familiales…
Ce plat constituait, non pas le plat de résistance (cette notion n’existe pas dans la cuisine nonya — c’est son autre nom — où tout est servi en même temps: j’y reviendrai plus tard) mais celui autour duquel tout s’organisait. Pour l’accompagner, il y avait des “rouleaux d’hiver”, constitués d’un mélange de porc, de crevette et de châtaignes (“chestnut”… mais lesquelles? bien évidemment une variété locale qui n’appartient peut-être même pas à la famille de nos bons vieux marrons) dans une fine enveloppe frite, à tremper dans une sauce au piment, de grosses crevettes tout aussi pimentées mais de manière différente — elles cuisent dans la sauce qui a la consistance d’une purée fluide — et mes hôtes étaient très inquiets de savoir si j’allais le supporter… Ces crevettes étaient formidablement bien cuites, charnues, croquantes. Ces deux plats ont particulièrement attiré mon attention sur les qualités de cuisinière de mon hôtesse par la qualité des cuissons et l’équilibre entre épices aromatiques et brûlantes: du piment, il y en avait, et pourtant toutes les saveurs étaient bien distinctes… y compris celle de la châtaigne! Un plat de haricots serpent simplement sautés au wok et une soupe complétaient le menu. Cette soupe, que l’on déguste tout au long du repas, pour se rafraîchir, même si elle est chaude, est un héritage chinois: dans le repas malais, m’a-t-on expliqué, on n’en sert jamais. Il s’agissait ici d’une soupe au chou, quasi auvergnate avec ses travers de porc, mais assaisonnée de pickled plums qui apportaient des notes nettement acidulées très rafraîchissantes (le pendant de notre moutarde?). Ces pickled plums semblent différentes des umeboshi japonais: il a été question de plums mais aussi de limes… Je vais essayer d’en trouver au (super-)marché.
Dans un repas peranakan, la table est couverte de plats et l’on se sert à sa guise, mais il est de bon ton de garnir son assiette d’un peu de tout et de passer d’un mets à l’autre afin d’alterner sensations et saveurs. Nous n’étions que quatre, le repas était servi sur une sorte de grand guéridon rond à dessus de marbre qui semble typique et dont voici un exemple:
On en voit une dans l’une des photos de QT Luong. Ce sont également les tables qu’offre la maison de thé Tea Chapter dans sa partie chinoise (que la reine d’Angleterre elle-même a visité voici bien longtemps: il y a d’ailleurs une photo assez irrésistible). Lorsqu’on est plus nombreux, contrairement à la coutume chinoise qui favorise les tables rondes, même de grande dimension, et leur plateau tournant, les Peranakan préfèrent, eux, la long table. C’est une de ces nombreuses différences dont je parlais plus haut et qui distinguent Chinois et Peranakan. La table, en général, fournit de multiples occasions de se différencier: ainsi la porcelaine, qui était commandée en Chine (les Peranakan affectionnent les décors turquoise et rose: voir sur la photo ci-dessus la vaisselle rituelle de l’autel des Ancêtres), mais se différenciait de celle utilisée localement à cause d’habitudes de table différentes: ne pas utiliser de baguettes, ordre différent du service, nécessité d’avoir de grandes assiettes… et donc long table, dont on peut voir un exemple à The Intan, dans une disposition tout à fait contemporaine.
The Intan / la salle à manger (courtesy The Intan)
A ce propos, c’est un des attraits de cette collection: alors qu’au Peranakan Museum, les objets sont présentés de manière conventionnelle pour un musée (pas trop de vitrines, cependant, mais plutôt des mises en scène, en majorité), The Intan est une maison habitée et s’il y a plus de buffets que nécessaire, ceux-ci se prêtent très bien à jouer les vitrines et la collection d’objets utilitaires en tôle émaillée (importés au XIXe siècle de Pologne ou de l’actuelle République Tchèque) décore parfaitement l’escalier et, plus conventionnellement, la cuisine. En fait, il me semble que la démarche qui a présidé à la création de The Intan n’est, en définitive, pas si éloignée de celle de Malcolm Lee, le chef de Candlenut: comment détourner intelligemment un patrimoine pour le garder vivant? La négociation de ces aménagements indispensables est sans doute le fondement même d’une tradition bien comprise.
swee choon
En guise de pause dans l’épopée peranakan et parce que, dans un papier de Christel Brion et Dorane Vignando paru récemment dans Le Nouvel Obs (n°2587), intitulé avec assez d’humour “Folie Food, la crise de foi(e)”, j’ai trouvé mes propos passablement tronqués, je publie ici l’intégralité de l’entretien que j’ai eu avec Christel Brion, par mèl pour cause de Singapoureries… Juste pour “re-contextualiser”. Et comme il faut des images, une vue d’une de mes cantines favorites, ici à Singapour.
Que pensez vous de cette frénésie autour de la « food », comme on dit aujourd’hui ?
Elle semble passablement ridicule, comme tous les comportements uniquement fondés sur la mode et son hystérisation. Dans le même temps, n’hésitons pas à être un peu cyniques et à nous dire qu’il y a peut-être un bénéfice à en tirer pour la cuisine et le mieux-manger en général. Il y a évidemment énormément de déchet mais cela revalorise, même de façon marginale, le fait de cuisiner, rend attrayants des métiers qui ne l’étaient pas du tout. Gardons notre sang froid… Soyons vigilants, exerçons notre sens critique. En ça la critique gastronomique aurait, d’ailleurs, un rôle majeur à jouer, ce qu’elle ne fait souvent qu’imparfaitement, ayant un peu trop tendance, à mon sens, à être suiveuse sous prétexte de ne pas rater le dernier train du buzz… ou complètement dépassée, la France ayant une certaine spécialité des critiques dinosaures.
Pour résumer, c’est énervant, bien sûr, mais ce n’est peut-être pas si grave. Le risque demeure que beaucoup en sortent dégoûtés. C’est à ceux-là qu’il faut penser: leur montrer que la cuisine, le goût peuvent se pratiquer, se vivre en marge. D’une certaine façon entrer en clandestinité Soyons sérieux, bien sûr, nous n’en sommes pas à prendre le maquis, mais il y a un peu de ça. Dieu merci, il y a plein de très bons endroits, d’excellents fournisseurs qui ne sont pas à la mode. Lançons nous dans la contre-culture gastronomique: ça a très bien réussi à la gastronomie américaine (voir Plats du jour)
Cette frénésie vous agace ? pourquoi ?
Cette frénésie m’agace, dans une certaine mesure, pour au moins deux raisons. Une première, toute personnelle: m’être battu pendant vingt ans pour faire passer des idées, essayer de monter des projets et m’être fait rire au nez aussi bien par les industriels que les institutionnels et voir aujourd’hui de pâles copies aboutir avec facilité (au moins relativement) et quelques arrivistes s’attribuer la paternité d’idées que d’autres ont eues avant eux (et je ne parle pas que de moi). La seconde est plus générale: ce genre d’engouement se fonde en général sur ce que son objet a de plus facile — par la force des choses, puisqu’il doit toucher le plus grand nombre — mais cela rejette dans l’ombre, voire dans l’oubli total, les sujets plus profonds, les choses plus intéressantes mais moins accessibles. On est donc confronté à un appauvrissement inéluctable et c’est en ça que cette idée de « dissidence » évoquée tout à l’heure peut être nécessaire, pour maintenir vivant ce qui mérite de le demeurer.
Quelles sont les raisons de cet engouement, selon vous ?
C’est assez difficile à cerner. Je pense, mais c’est une opinion toute personnelle, qu’elles sont à chercher du côté du monde anglo-saxon et de son basculement dans la gastronomie (au moins une frange de la population de ces pays-là). Toute cette gastromania est inspirée par des concepts anglo-saxons. Comme vous le disiez d’ailleurs dans votre première question, aujourd’hui, on parle de la « food », même si les idées qui en sont à la base peuvent être françaises à l’origine. Prenez par exemple le locavorisme: on n’a pas attendu les Américains pour savoir — au moins les vrais amateurs et les professionnels sérieux — que les notions de circuits courts, de terroirs ont une grande importance, pour dix mille raisons politico-économico-diététiques qu’il serait trop long d’exposer ici, mais il a fallu le label américain « locavore » pour que les foodistas s’en emparent et alors que les marchés parisiens ont tous ou presque plusieurs authentiques maraîchers d’Île de France, tout le monde se précipite chez Joël Thiébaut, qui est un très bon maraîcher, mais qui a aussi le sens du marketing (il ne faut pas oublier qu’il a été « lancé » par un publiciste, Patrick Mikanowski), tout ça parce que, lui, d’une certaine façon, délivre un label de locavorisme. En plus de jouer le rôle de marque (le beurre Bordier, les légumes ou les poissons Terroirs d’avenir, le steak de chez Le Bourdonnec ou Desnoyer).
Toutes les grosses machines qui créent le buzz et l’entretiennent sont d’origine anglo-saxonne: que ce soient certains concepts (le locavorisme, on vient de le voir, mais il y en a d’autres, des food-trucks aux pop-up restaurants), que ce soient les émissions de tv, du type cuisine-réalité, que ce soit l’usage d’Internet ou le W50, c’est donc de ce côté-là, à mon avis, qu’il faut chercher car cette gastromania est totalement à la remorque de celle qui existe aux Etats Unis et, dans une moindre mesure, en Angleterre, voire en Australie. Qu’il y ait, ensuite, des facteurs plus locaux (la crise économique, les crises alimentaires — vache folle et autres —, un certain matraquage diététique lié au culte du corps), c’est tout à fait possible, même certain, mais, à mon avis encore une fois, cela ne concerne que « l’habillage » de quelque chose venu d’outre-Atlantique, voire tout simplement d’outre-Manche.
Que pensez vous des « Fifty Best » ? Ces classements douteux, ne fragilisent ils pas la profession ?
Tout d’abord, le but de ce classement est idiot: meilleur restaurant du monde cela ne veut rien dire… selon quels critères, etc. et « meilleur », même « le plus à la mode » est stupide, mais, bon, c’est l’air du temps (ça correspond exactement à Top-chef ou à Masterchef): il faut établir des palmarès, ce qui n’était pas véritablement le but du Michelin, même si pour des raisons marketing il a cédé à cette tendance ces dernières années (époque Naret) avec la publication des résultats de manière assez show-off. Par ailleurs, c’est tout à fait vrai que le fonctionnement du W50 est scandaleux: totalement opaque, sans aucune garantie, sujet à tous les parasitages (genre Cook It Raw, Mad Food Camp, Mistura et autres manifestations gastronomiques internationales, qui font les tendances de la gastronomie mondiale). Dénoncer ceci, seuls dans notre coin (ça tombe bien on en a six: ça laisse le choix) est inutile et contre-productif à mon avis. J’en reviens à ce que je vous disais en réponse à votre première question: il faut entrer en dissidence. La question évidemment est comment, car aujourd’hui l’enjeu, comme le champ, est international. Mais il existe certainement, ailleurs, d’autres gastronomes, d’autres (excellents) cuisiniers, dans la même situation que ceux de France.
Mais le W50 existe et joue aujourd’hui un rôle décisif au plan mondial. Comme les événements que je viens de citer, il est une des armes de la géo-politique gastronomique actuelle: il est donc coupable, à mon avis, de s’en tenir au dehors. Il faudrait donc faire de l’entrisme. Mais comment? En explorant les pays à très fort potentiel gastronomique oubliés par le palmarès (le Japon, par exemple) et en mettant sur pied une stratégie commune pour dynamiter le W50? A vrai dire, je n’en sais rien, mais une chose est sûre, c’est que le ministère de l’artisanat et du commerce, puisque c’est lui qui gère cette question, devrait sérieusement s’en préoccuper. Personne en France, je veux dire au plan officiel, ne semble comprendre qu’il s’agit, non pas de French bashing comme tout le monde le répète à l’envi, mais d’une « guerre », où chaque pays cherche à occuper la première place, parce que les enjeux économiques sont importants: qui, il y a quinze ans à peine, mis à part les amateurs de smørrebrød, pouvait imaginer Copenhague comme destination gastronomique?
Je pense que c’est plutôt l’inertie française face à ce phénomène, le manque total d’analyse en profondeur, qui fragilise le profession. Mais on sait comme il est difficile, en France, de la réunir… Je peux vous dire que je suis donc actuellement à Singapour, je connais assez bien l’Australie, le W50 a plutôt une influence positive sur la profession dans ces pays.
Est-ce que les chefs sont devenus des rock stars ?
Je crois plutôt qu’ils jouent exactement le rôle des créateurs de mode dans les années 1980-1990.
Que pensez vous des photos de plats qui envahissent le Net ? De la réaction de certains chefs qui les interdisent ?
Dieu merci, un vrai plat, c’est davantage qu’une photo. Comme aurait pu dire Alain Chapel, La cuisine c’est beaucoup plus que des photos. Enfin, ça le devrait… D’une certaine façon, les cuisiniers n’ont que ce qu’ils méritent: on ne peut plus, aujourd’hui, monter ses créations en épingle et refuser leur diffusion. Ou, alors, il faut faire comme les musées: interdire les photos et vendre des cartes postales. Ce qu’avait d’ailleurs très bien compris Adriá qui mettait en ligne toutes les photos de toutes ses créations. On ne peut pas jouer du système médiatique d’un côté et le refuser de l’autre. Il y a des années que je préconise (à l’époque, à Philippe Conticini, lorsqu’il était chef de Petrossian, donc vers 1999-2000) que la seule solution contre le copiage est la publication par le chef lui-même de ses recettes et de leurs photos, solution très bien comprise par Ferran Adriá… Et je ne prétends pas l’avoir inspiré!!!
Que pensez vous du fait qu’aujourd’hui tout le monde peut avoir son blog de cuisine ou émettre un avis (plainte d’un chef pour des propos diffamatoires sur Tripadvisor )
C’est la rançon d’Internet. Je ne crois pas qu’on y puisse grand-chose. Le problème n’est pas tellement que les gens diffusent n’importe quoi: malheureusement, cela a toujours existé. Pas dans les mêmes proportions, j’en conviens! Le problème est la réception que l’on accorde à toutes ces fadaises. Que des attaché(e)s de presse, que des restaurateurs concèdent du crédit à ces gens-là, les considèrent comme d’authentiques journalistes, est grave. D’autre part, à nous, journalistes, essayistes, écrivains, de faire notre travail et faire connaître notre point de vue. Ça n’est pas facile, évidemment: on a un petit côté « perdus dans les sables mouvants », ça vaut peut-être la peine de s’agiter.
Le problème de Tripadvisor est proche mais un peu différent: effectivement le fonctionnement de ce site, et d’autres du même type, voire du W50, est scandaleux, mais comment le contrôler? Il n’y a pas vraiment de solution, sauf à la chinoise ou à la coréenne du nord. Je ne sais pas dans quelle mesure le diffuseur est pénalement responsable: certainement beaucoup de questions juridiques se posent. En l’occurrence pour Favre d’Anne, les propos étaient, semble-t-il, franchement injurieux. Mais interdire son restaurant “aux cons” via sa page Facebook n’est pas la solution.
Ce « trop plein » peut il déraper ? Va-t-on dans le mur ?
Déraper, je ne crois pas. retomber comme un soufflé un jour ou l’autre, il y a de grandes chances. Regardez ce qui s’est passé pour la mode qui n’intéresse plus vraiment personne sauf les fashionistas… Un beau jour il va y avoir un autre sujet d’engouement et la cuisine reprendra une place plus « normale ». Ce qu’il faut souhaiter c’est que, malgré tout, il y ait un « gain »: que cela ait pu servir de déclencheur de prise de conscience, que les professions de la restauration — et toutes — en sortent revalorisées, et que toute cette agitation assez stérile par elle-même soit l’occasion pour une minorité active d’une prise de conscience, d’un interventionnisme politique, d’une réflexion plus globale sur la nécessité et le plaisir de manger en société. Plus que jamais, manger bon, c’est manger bien, et, de ce côté-ci, que ce soit à notre échelle ou à celle de la planète, il y a à faire.
Je me permets de citer Barthes (que je cite déjà en conclusion de Plats du jour): « Dans l’utopie fouriériste, il y a un double réel, accompli en farce par la société de masse : c’est le tourisme — juste rançon d’un système fantasmatique qui a oublié le politique, cependant que celui-ci le lui rend bien en oubliant non moins systématiquement de calculer notre plaisir. » N’oublions donc pas le politique: sous prétexte d’être frivole, la gourmandise a trop souvent souffert de cette absence de dimension et, comme je l’ai déjà dit, il y a à faire!
Séjournant pour quelque temps à Singapour, je voulais en apprendre davantage sur la culture peranakan, culture découverte lors d’un précédent passage dans cette ville, qui m’avait alors… impressionné? Ce n’est pas vraiment le mot… touché, ému seraient plus justes. En fait, c’est l’histoire de toute créolisation, mais pour le coup, et pour nous, européens, bien plus exotique que celles que nous connaissons d’habitude. En deux mots (j’exagère…), les Peranakan sont les descendants de couples formés par un homme étranger, le plus souvent chinois, indien quelquefois — qu’il soit de confession hindoue ou musulmane —, et une femme issue d’une des ethnies de la région des Détroits, entre Malaisie, Sumatra, Java, Bali et jusqu’aux Philippines. Cuit-Cuit étant avant tout un blog à vocation gastronomique, j’attendais d’avoir pu goûter à la cuisine forcément particulière qui est la leur, avant de me lancer dans un récit un peu plus général. Voici un résumé en images de ce qui m’a été offert hier par Malcolm Lee, chef du Candlenut (hormis hors d’œuvres et desserts). Sept services! J’ai l’air fin, moi qui rouspète toujours contre les menus-dégustation. Mais c’est la règle dans les cuisines asiatiques et c’était un immense privilège de pouvoir goûter à tel festin en étant seul…
Vu seulement en images, c’est évidemment assez difficile à comprendre. Ça l’est moins lorsque l’on goûte, même si ça ne laisse pas de surprendre: en effet, certains plats sont très relevés (par exemple, celui sur la première image, la masse noire qui s’abrite sous des feuilles de coriandre, et celui sur la dernière, la masse rougeâtre dans un bol sombre — d’ailleurs, sur le dessus, il y a des piments: un rouge et un autre vert), alors que d’autres ne le sont pas du tout (la soupe de la photo 3, le bœuf braisé dans le bol blanc de la photo 4, le contenu du bol blanc de la dernière image, avec le demi-œuf de caille), et d’autres encore le sont moyennement (la salade de la photo 2, le contenu de l’assiette bleue de l’avant dernière photo).
Si j’en crois Alvin Yapp, fondateur de The Intan, une collection consacrée à la culture peranakan et sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, les hommes peranakan sont tous un peu comme les Italiens: la seule cuisine qui vaille, c’est celle de la mamma… Or les premiers “Chinois des Détroits” (“Straits Chinese“) étaient donc chinois, comme leur nom l’indique, alors que leurs femmes étaient malaises, javanaises, balinaises et confectionnaient donc une cuisine inhabituelle pour eux. Car, bien sûr, comme dans toute culture traditionnelle — peut-être que je m’avance? — les femmes étaient préposées à la cuisine… Les plats ont donc subi des modifications, se sont quelquefois “chinoisés” petit à petit et les mariages à l’intérieur de la communauté aidant, on imagine l’infinité de nuances entre traditions locales et apports chinois. On retrouve ainsi des préparations s’apparentant aux curries ou aux satay, avec des sauces pilées, et d’autres tout à fait chinoises, avec leurs sauces typiques obtenues par réduction, des salades très fraîches, même lorsqu’elles contiennent du piment, grâce à la présence du citron vert et des herbes… Et on ne mange pas avec des baguettes, mais à la main ou, chez les plus fortunés, avec des couverts, à l’occidentale. Beaucoup de ces Chinois venus s’installer dans les Détroits étaient en effet des négociants et ont joué un rôle de premier plan dans les contacts avec les Occidentaux, que ce soit à Malacca, à Penang ou Singapour, et ailleurs.