Peranakan? (#1)

Friday Jun 6, 2014

Séjournant pour quelque temps à Singapour, je voulais en apprendre davantage sur la culture peranakan, culture découverte lors d’un précédent passage dans cette ville, qui m’avait alors… impressionné? Ce n’est pas vraiment le mot… touché, ému seraient plus justes. En fait, c’est l’histoire de toute créolisation, mais pour le coup, et pour nous, européens, bien plus exotique que celles que nous connaissons d’habitude. En deux mots (j’exagère…), les Peranakan sont les descendants de couples formés par un homme étranger, le plus souvent chinois, indien quelquefois — qu’il soit de confession hindoue ou musulmane —, et une femme issue d’une des ethnies de la région des Détroits, entre Malaisie, Sumatra, Java, Bali et jusqu’aux Philippines. Cuit-Cuit étant avant tout un blog à vocation gastronomique, j’attendais d’avoir pu goûter à la cuisine forcément particulière qui est la leur, avant de me lancer dans un récit un peu plus général. Voici un résumé en images de ce qui m’a été offert hier par Malcolm Lee, chef du Candlenut (hormis hors d’œuvres et desserts). Sept services! J’ai l’air fin, moi qui rouspète toujours contre les menus-dégustation. Mais c’est la règle dans les cuisines asiatiques et c’était un immense privilège de pouvoir goûter à tel festin en étant seul…

 

Vu seulement en images, c’est évidemment assez difficile à comprendre. Ça l’est moins lorsque l’on goûte, même si ça ne laisse pas de surprendre: en effet, certains plats sont très relevés (par exemple, celui sur la première image, la masse noire qui s’abrite sous des feuilles de coriandre, et celui sur la dernière, la masse rougeâtre dans un bol sombre — d’ailleurs, sur le dessus, il y a des piments: un rouge et un autre vert), alors que d’autres ne le sont pas du tout (la soupe de la photo 3, le bœuf braisé dans le bol blanc de la photo 4, le contenu du bol blanc de la dernière image, avec le demi-œuf de caille), et d’autres encore le sont moyennement (la salade de la photo 2, le contenu de l’assiette bleue de l’avant dernière photo).

Si j’en crois Alvin Yapp, fondateur de The Intan, une collection consacrée à la culture peranakan et sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, les hommes peranakan sont tous un peu comme les Italiens: la seule cuisine qui vaille, c’est celle de la mamma… Or les premiers “Chinois des Détroits” (“Straits Chinese“) étaient donc chinois, comme leur nom l’indique, alors que leurs femmes étaient malaises, javanaises, balinaises et confectionnaient donc une cuisine inhabituelle pour eux. Car, bien sûr, comme dans toute culture traditionnelle — peut-être que je m’avance? — les femmes étaient préposées à la cuisine… Les plats ont donc subi des modifications, se sont quelquefois “chinoisés” petit à petit et les mariages à l’intérieur de la communauté aidant, on imagine l’infinité de nuances entre traditions locales et apports chinois. On retrouve ainsi des préparations s’apparentant aux curries ou aux satay, avec des sauces pilées, et d’autres tout à fait chinoises, avec leurs sauces typiques obtenues par réduction, des salades très fraîches, même lorsqu’elles contiennent du piment, grâce à la présence du citron vert et des herbes… Et on ne mange pas avec des baguettes, mais à la main ou, chez les plus fortunés, avec des couverts, à l’occidentale. Beaucoup de ces Chinois venus s’installer dans les Détroits étaient en effet des négociants et ont joué un rôle de premier plan dans les contacts avec les Occidentaux, que ce soit à Malacca, à Penang ou Singapour, et ailleurs.

haricot ailé

black nut

Je crois que, pour la suite, ces quelques planches botaniques pleines de noms latins s’imposent… Il faut bien s’instruire, et il n’y a pas que les photos à l’iPhone pour y parvenir…

Pour entrer un peu plus dans le détail de ce que j’ai goûté hier, les plats qui m’ont le plus étonné sont certainement la salade de haricots ailés (ou “pois carrés”) et de noix de  cajous, présentée à la carte sous le titre de Wing Beans Salad, dont le nom anglais me laisserait penser qu’elle est peut-être une création du chef…

Ce qui est intéressant, c’est la forte proportion de noix de cajou et la présence de petits poissons séchés roulés dans le sésame blanc, qui apportent les uns et les autres beaucoup de croquant, caractéristique également des haricots ailés. Un peu de crevette, quelques rondelles de radis, de l’échalote complètent le tout. Le piment est bien présent, mais pas envahissant. Surtout, le citron vert enlève le tout par sa vivacité. Et qu’est que du haricot ailé? Voir ci-dessus la planche du Psophorcarpus tetragonolobus

Et ensuite? J’ai été très impressionné par la sauce de ce que j’ai appelé bien rapidement “bœuf braisé”. Elle est à base d’une sorte de noix, buah keluak , qui doit être râpée et mise à tremper pendant plusieurs jours pour perdre son caractère toxique. Cela donne une sauce très épaisse, absolument pas pimentée, qui enrobe la chair un peu grasse et gélatineuse du travers de bœuf braisé. Ce plat est d’ailleurs typique de ceux qui ne donnent rien en photo (voir ci-dessus: c’est tout noir).

Un autre plat qui m’a surpris est le Sambal Petal Prawns, très joli dans son assiette bleue, avec sa fine julienne de poivron rouge:

“Sambal”… il y a donc du piment, mais cela reste tout à fait supportable (tout le personnel du restaurant s’inquiétait pourtant beaucoup pour moi) et “Petal” à cause des sortes de graines que l’on voit sur la photo et qui sont celles de Parkia speciosa, une légumineuse locale, et dégagent, paraît-il, une odeur de méthane lorsqu’on écosse les gousses. Cela ne se sentait aucunement dans le plat, mais elles apportaient par contre une texture tout à fait inhabituelle, un peu proche de la cacahuète fraîche, croquante, mais qui cède tout de même sous la dent, et une verdeur tout à fait bienvenue qui équilibrait le feu relatif du sambal. Cette texture n’était pas sans rappeler d’ailleurs la fermeté même des crevettes sautées. Beaucoup de mâche, avec des nuances, et un bel équilibre entre fraîcheur, un peu celle de la fève crue, et piquant.

Un plat très différent, le “Lor Bak”

Sans piment, et très chinois par ses consistances gluantes/gélatineuses: une joue de porc braisée, un champignon chinois, une sauce caramélisée, l’œuf de caille mollet. Dans la suite de plats, il apporte une soudaine dépression, mais, en même temps, les saveurs et les textures sont assez riches et complexes pour faire vaillamment face aux sambals de toutes sortes.

Dernier plat, et on s’arrêtera là pour cette première rencontre avec la cuisine peranakan, “Assam Sotong”

De petits mollusques, genre calamars, mais un peu différents d’aspect m’a-t-il semblé — pas de vrais tentacules, mais des espèces de protubérances, un peu comme les ventouses d’un poulpe —, servis dans une sauce à l’encre, au piment et au tamarin qui apportait son acidité vivifiante. L’association avec l’encre est tout à fait bienvenue, apportant à celle-ci une nervosité, encore accrue par le piment, mais dans un autre registre. Des échalotes croustillantes pour une rupture de texture, des feuilles de coriandre pour apporter des touches fraîches. Puissant, charnu, mais en même temps enlevé…

À suivre…

 

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